samedi 7 juin 2008

Frontière mouvante (2)

Bas-relief, copyright Patrick Jelin

Par Philippe Réfabert*
Tout découvreur peut reculer devant la nouveauté qu’il a produite et « préférer » un développement rassurant à la dure cohérence de son propos. Freud aperçoit le monisme pulsionnel en 1919, évoquant la lutte ent
re une pulsion unique et les influences extérieures qui détournent le vivant de son but – échapper à la tension vitale -, mais y renonce aussitôt pour substituer à cette figure celle, plus conforme au « bon sens », de deux pulsions, Eros et mort, en conflit. Une telle substitution – la lutte entre deux pulsions au lieu de la lutte entre une pulsion et un contexte –, n’allait pas être sans conséquence sur la clinique psychanalytique…

… En d’autres termes, elle « requiert » un nouveau paradigme…

Dans cette perspective la première pièce du dispositif à changer est le concept fondamental, la pulsion. Pour la raison que Freud avec la proposition de la pulsion – concept auto-référentiel qui implique la valeur de la limite – tenait en effet pour acquise à la naissance la possibilité pour l’enfant d’établir par lui-même une frontière entre dedans et dehors. Le c
oncept de pulsion implique en effet la discontinuité, il porte cette valeur dès l’origine. Dès lors la question de l’originaire est supposée résolue une fois pour toutes, comme l’est la question du sacrifice dans le dogme catholique – puisqu’il a eu lieu une fois pour toutes.

Œdipe paye le prix de la transgression ma
jeure qu’il accomplit lorsqu’il entre en interlocution avec le monstre au lieu de le tuer, s’offrant à sa question et méconnaissant ainsi qu’il fait l’économie du meurtre, de la mort, de la discontinuité fondamentale. – Freud, lorsqu’il conclut Totem et Tabou par la citation de Goethe, « Au début était l’acte », vient heureusement contrecarrer son propre choix d’Œdipe comme héros conceptuel.
Le point aveugle d’où le Je est à même de penser le Moi, ce point qui est le suspens de la réflexion, est alors « blanchi » et tout peut être expliqué. L’hubris d’Œdipe culmine dans sa réponse, quand il met des mots là où il n’y a pas de parole qui vaille. Si la réponse est vraie, la Sphynge disparaît de la scène, si elle est erronée, le monstre tue le visiteur. La réponse d’Œdipe est un outrage à l’irreprésentable qui garantit le représentable. Œdipe profane, abolit la discontinuité que le rite commémore.
Quand il pense au lieu d’agir, il autorise l’impasse sur l’o
riginaire. Il a alors, comme dit Hölderlin, « un œil en trop » et invite les chantres des Lumières, de Voltaire à Hegel, à croire – croyance arrimée aux faits que leur expérience confirme – que l’homme peut faire l’impasse sur les Ténèbres ; plus, qu’il n’y a rien entre elles et la Clarté.
L’hubris de l’homme moderne est inaugurée par un héros mythique et se voit renouvelée par un dieu. Œdipe, un esprit scientifique, a payé pour tous. Jésus, Christ, est réputé par Paul être un dieu incarné qui, par son sacrifice, a racheté tous les hommes. Par le prix versé par un tyran et un être divin tous les hommes ont été affranchis de la dette contractée à l’origine.
La perte de la raison n’était plus requise et, avec Œdipe, on pouvait garder sa tête. Avec Jésus-Christ, l’indécision n’était plus de mise : mort et ressuscité, le Vrai dieu s’était manifesté dans sa Vérité, et au nom de cette vérité, on pouvait asservir, convertir, chasser ou tuer les autres hommes. L’incertitude liée au Texte révélé était effacée, et le renouvellement et l’enrichissement de l’interprétation à chaque génération comme déploiement de la Révélation, qui est la tradition juive, n’étaient plus souhaités, mais au contraire réprouvés puisque la vérité était établie, une fois pour toutes, et l’Étude et le renouvellement de la Loi relégués au rang d’une activité névrotique.
Il en résultait que le travail sur les origine
s était rangé aux oubliettes. Le temps pouvait enfin s’accélérer et le progrès décoller délibérément sans sacrifier à la célébration rituelle de l’irreprésentable, une célébration si dispendieuse en moyens de toutes sortes.
Corrida, copyright Alain Rothstein
Cette inclusion, une fois pour toutes, de la discontinuité dans le concept de pulsion a des conséquences très importantes dans la clinique. La première est qu’elle favorise la croyance selon laquelle on peut tout expliquer, qu’on peut toujours remonter de l’effet à la cause et penser que la courbe de tout phénomène est dérivable. Freud, qui se fait le gardien de la notion de discontinuité contre Jung et Fliess et l’inclut dans son concept de base, la pulsion, exclut de fait, par cette inclusion de principe, la discontinuité de toute problématique. Il la retire de toute dynamique puisqu’elle est acquise à l’origine. Le concept de pulsion met l’accent sur l’intrapsychique et favorise l’oubli de l’inter-psychique.
C’est ainsi que la pathologie des états limites a été mise au compte d’un pulsionnel archaïque au lieu d’être pensée comme l’effet d’un défaut précoce de portage et de tenue. Winnicott avec les notions de holding et de handling, Lacan avec celles de symbolique et d’imaginaire, ont apporté les outils qui permettent de « travailler » des figures que Freud n’avait pas distinguées et qu’il avait, dans sa précipitation, assimilées à des figures relevant du refoulement.
Quand la figure de la discontinuité était scellée dans les fondations de la théorie de Freud, enfouie dans la définition du Grundbegriff, le concept fondamental, elle pouvait prétendre organiser la clinique et la pratique. Mais cette pratique ne pouvait pas être thérapeutique quand elle restait marquée par une pensée qui supposait résolue la question de la séparation du parent et de l’enfant et ne tenait pas compte de l’intersubjectivité, des « propriétés » qui restaient en indivision entre parent et enfant.
L’invitation au renoncement à la satisfaction pulsionnelle (le terme de « renoncement » est un des mots qui apparaît le plus souvent dans l’œuvre de Freud) était une des conséquences cliniques de cette pétition de principe qui conférait à l’enfant, dès l’origine, l’aptitude à se constituer lui-même un champ originaire clos et ouvert ; qui le voyait comme un champ où des pulsions du Moi, gardiennes de la vie, contestaient au séducteur interne qu’est la pulsion sexuelle la précellence qu’il revendiquait.
Dans cette perspective le psychanalyste renonçait à… analyser et exhortait le patient à verser sa souffrance au compte d’un défaut de refoulement des pulsions incestueuses et meurtrières dont il l’avait convaincu ; l’invitait en somme à supposer le problème résolu.

Une deuxième conséquence notable tenait dans le fait qu’une telle théorie qui supposait résolue, une fois pour toutes, la question de la frontière entre le dehors et le dedans, laissait hors de sa juridiction, au ban de son empire, tous ceux pour qui cette limite était problématique. La figure de la psychose était repoussée hors les murs et pas seulement celle que représente le fou, mais aussi le noyau psychotique en chacun de nous.
Une conséquence de cette pétition de principe s’observe encore aujourd’hui dans les discours qu’avalisent les Institutions qui se prétendent gardiennes de l’orthodoxie. Pour maintenir l’idéalisation de Freud et le respect de la lettre de son enseignement, les hérauts de l’Institution observent dans la psychopathologie contemporaine des figures différentes de celles décrites par Freud.
Ces observateurs déclarent en effet à l’envi qu’ils n’ont plus affaire, ou très rarement, avec l’hystérie telle que Dora ou Emma la présentent (cf. S. Freud et J. Breuer, Etudes sur l’hystérie) mais que la majorité des cas qu’ils observent ressortit d’une pathologie narcissique, d’une pathologie de la limite.

Une autre façon d’envisager les choses consiste à dire que le discours initial de Freud était frappé d’une pathologie de la continuité, autrement dit que le refoulement de l’originaire, qui réalisait une inclusion de la limite, un amalgame du normal et du pathologique, une frénésie de l’expliquer, étaient la maladie infantile de la psychanalyse sous ses différentes formes.
Si les praticiens aujourd’hui observent tant de cas qui témoignent d’une telle pathologie de la limite, c’est que les concepts et notions que les chercheurs que sont M. Balint, D. Winnicott, J. Lacan, N. Abraham, H. Searles et quelques autres ont élaborés, ont transformé le regard que les praticiens portent sur la clinique. Pour que la clinique contemporaine et la théorie soient en accord, il fallait pouvoir reconnaître que le dualisme pulsionnel n’avait plus guère aujourd’hui qu’un intérêt épistémologique.
Le monisme pulsionnel tel que Freud l’a entrevu pour le répudier aussitôt pour des « raisons de bon sens » en 1919 dans Au delà du Principe de Plaisir est la révolution théorique qu’il laissait à ses successeurs le soin de ne pas faire.


* Philippe Réfabert, psychanalyste, est notamment l’auteur de De Freud à Kafka, Calmann-Lévy, Paris, 2001.

Aucun commentaire: