vendredi 30 mai 2008

Frontière mouvante

Face, copyright Alain Rothstein

Par Philippe Réfabert*

Tout découvreur tâtonne et, parce qu’il est sous la commande de l’« accomplissement de désir », comme tout un chacun, peut reculer devant la nouveauté qu’il a produite et « préférer » un développement rassurant à la dure cohérence de son propos. Freud aperçoit le monisme pulsionnel en 1919 (la pulsion est une, imprévisible, dedans et dehors, liaison et déliaison, Eros et mort] et y renonce aussitôt, ce qui n’allait pas être sans conséquence sur la clinique psychanalytique – et laissait à ses successeurs la charge de le comprendre mieux qu’il ne s’était compris lui-même, tâche conflictuelle, indéfiniment à reprendre.
Le texte proposé ici a été écrit en juillet 2004, dans le prolongement de la communication faite au Colloque de la Criée, organisé à Reims les 14 et 15 mai 2004 sur le thème « Aux limites du sujet » (voir, dans cet espace, De la psychose normale ou encore de l’aptitude au transfert inversé, mis en ligne les 12 et 16 mai 2008).


Un jour Dieu, qui savait, sans avoir lu Kant, qu’être et exister ne sont pas équivalents, rêva de ne pas être. Parmi tous les vivants qu’Il avait créés mâle-et-femelle, Il choisit l’humain pour le doter de la parole et le rendre, ainsi, capable de se représenter ce qui n’est pas. Il lui insuffla une âme de vie et lui fit don d’un instrument qui lui permettrait de faire apparaître ce qui se tient hors de toute présence : la négation.
Jusque-là les éléments avaient surgi du chaos par la vertu de Ses dires et, chacun, Il l’avait qualifié de « bon » ou de « très bon » – mais la catégorie du mauvais n’existait pas. Dieu décida de la créer pour le seul usage de l’humain – mais en association avec celle du « bon ». Il le dota d’un concept qui n’appartiendrait qu’à lui, le « bon et mauvais ».
Dans le jardin d’Eden où Il venait de placer l’humain, Dieu fit pousser du sol des arbres agréables à voir et à manger, l’arbre de vie et enfin l’arbre de la connaissance du bon et mauvais. Il ne planta pas un arbre de la connaissance du bien et du mal, non, celui-là il l’abandonnait à ceux qui, philosophes et théologiens, s’entêteraient à le voir pousser. Il ne planta pas non plus d’arbre qui donne deux sortes de fruits, un bon et un mauvais. Non. Il planta un arbre dont le fruit était bon et mauvais.
Il n’en resta pas là et donna à l’homme un ordre aussi contradictoire que l’était le fruit de l’arbre : Il lui enjoignit de manger et de ne pas manger du fruit de cet arbre.
« Dieu ordonna à l’homme en disant : ‘De tous les arbres du jardin tu mangeras, Je dis bien tu mangeras, et de l’arbre du connaître le bon et mauvais tu n’en mangeras pas car du jour où tu en mangeras de mort tu mourras’. »
Cette double injonction laissait entendre que l’humain devait à la fois manger de l’arbre de la connaissance, compris dans l’ensemble de « tous les arbres », et n’en pas manger. Dieu ne l’invitait pas à manger de tous les arbres du jardin à l'exception de l'arbre de la connaissance mais à manger de tous les arbres du jardin et à ne pas manger de l'arbre de la connaissance. Il n’énonçait pas là une interdiction assortie d'un chantage à la mort mais une injonction paradoxale. L'humain était placé dès cet instant dans la situation de manger et de ne pas manger.
Que le mot « mort » apparaisse ici pour la première fois ne signifie pas que, jusque-là, les animaux ne mouraient pas, ou que leur mort n’était pas réelle, mais que la vie échoit à l’animal comme « vie et mort », indissociablement, échoit à l’humain. Celui-ci accède à la représentation de sa finitude parce que, seul parmi les vivants, il a, grâce à la parole, la capacité de faire exister ce qui disparaît de sa vue. À l’animal, les choses se présenteront, à l’homme sera dévolue la capacité de se les re-présenter. Celui-ci connaîtra la finitude, enterrera ses morts et se les remémorera. Seul parmi les vivants il habitera ce lieu paradoxal du vivre-et-mourir.
À la différence des animaux qui, eux, voient l’« ouvert » et ce qui est dehors, mais ne perçoivent pas ce qui n’est pas, l’humain, lui, accède à l’invisible. R. M. Rilke chante cette différence dans ses Élégies de Duino :

De tous ses regards le vivant perçoit l’« ouvert »
Seuls nos yeux à nous sont à l’envers,
posés comme piège autour des issues.
Ce qui est dehors, nous ne le savons que par le regard des animaux ;
car très jeune nous retournons l’enfant,
l’obligeant à voir des formes derrière lui.
Il n’apercevra pas l’ouverture profonde
dans le regard de la bête libre de mort.
La bête a toujours sa fin derrière elle
et dieu devant ; lorsqu’elle marche,
elle va d’un pas éternel, comme s’écoulent les fontaines.

Le don du paradoxe, qui existe dans et par la parole, permet à l’homme de faire exister ce qui n’est pas, à l’image de Dieu-tétragramme (YVHV), mais qui « doit advenir » (Héiyé Asher Héyié, « Que je sois ce que je dois être », selon la traduction de Bernard Maruani). Le don du paradoxe lui offre la capacité de se voir, d’être tout-à-la-fois un « Je » qui regarde et un « Moi » qui est vu. Et le sujet de dire « Je me vois », dans un miroir qui lui donne la faculté de percevoir l’image qu’il n’est pas, de percevoir son image.

Benêts, copyright Alain Rothstein

Avec la parole, l’homme peut se raconter une histoire et se tromper, à sa guise. Il peut connaître et ignorer, se souvenir et oublier ; il peut, dans le même temps, être le sujet et l’objet d’un acte, comme dans celui de regarder, par exemple ; il peut être et sujet, placé dessous (sub-jectum), et objet, placé dehors (ob-jectum). Avec la parole bonne et mauvaise, il peut encore accéder à une royale singularité ou l’abdiquer au profit d’un autre pour s’y soumettre. Il peut enfin se voir dans sa pensée ou se méconnaître. Mais surtout cette dualité lui permet, le cas échéant, de s’engager dans un procès de transformation de la relation qu’il entretient avec lui-même.

*

L’enfant est offusqué quand on lui demande s’il a créé son objet transitionnel – son « doudou » – ou s’il l’a trouvé parmi les objets autour de lui. Il ne peut ni sentir ni penser qu’il vient d’être brutalement chassé de cet espace potentiel dans lequel il évoluait ; un espace qui caractérise le champ originaire où toutes choses sont, à la fois, intérieures et extérieures, bonnes et mauvaises, et où la duplicité s’oppose à l’univocité qui règne dans l’espace objectif, réel. Le statut des objets qui peuplent cet espace et le statut des phénomènes qui s’y déroulent est double et doit le rester tant que l’enfant n’en a pas décidé autrement.
L’objet transitionnel appartient à l’enfant et à la mère, à l’ensemble moi et à l’ensemble non-moi. Le sevrage consiste dans le passage de l’objet du champ originaire dans le champ de la réalité où il chute du rang d’objet transitionnel au rang d’objet réel. L’enfant et le parent, ensemble, inventent le moment où la chose perd son double statut pour devenir un objet qui existe. L’existence étant, comme l’a montré Winnicott au chapitre VI de Jeu et Réalité cette qualité que l’objet acquiert d’avoir survécu à une attaque à mort.
L’objet qui existe est celui qui a survécu après avoir été attaqué. Le doudou chute de son statut d’objet irremplaçable pour acquérir un nom commun objectif et un statut d’objet échangeable : il devient un morceau de tissu. L’objet scientifique naît de l’épuisement de la duplicité originaire de l’objet. Le même objet est passé d’un champ où un régime paradoxal a cours, champ que nous appelons originaire, dans un champ où règne la logique du tiers exclu, c’est-à-dire où l’objet ne peut pas être doté de deux qualités contraires telles que « intérieure » et « extérieure ».
Dans la relation de nourrissage, l’ambiguïté du statut des objets et des phénomènes dont le statut reste indécidé est garanti par la fonction maternelle. C’est la mère, quand elle est capable de cette folie maternelle primaire décrite par Winnicott, qui assure qu’un objet puisse être à la fois bon et mauvais, intérieur et extérieur, objectif et subjectif. Cet espace potentiel où les phénomènes et les objets ont un statut paradoxal – extérieur-intérieur, subjectif-objectif, bon-mauvais – ne tolère pas d’être mis à la question, d’être objectivé, sous peine d’être détruit.
La chute dans le champ de la réalité, quand elle ne survient pas en son temps (tel objet perd sa double valence), est une attaque de la capacité de l’enfant à se retourner sur le parent pour lui contester la séparation à laquelle ce dernier l’invite. Cette capacité de se retourner dépend de l’aptitude du parent à tenir sa place d’adversaire, un adversaire qui ne décrète pas la séparation mais se la laisse arracher.
Winnicott, avec cette proposition de l’espace potentiel, fait entrer la théorie psychanalytique dans le champ d’une pensée moniste. À l’origine, dedans et dehors ne sont pas distincts, ne font qu’un, comme Moi et non-Moi, bon et mauvais, et, peut-on ajouter, imaginaire et réel. Sur cette base axiomatique, l’enfant est vu dans la situation d’avoir à établir la réalité pour se l’approprier. Il est dans la situation, lorsque les conditions de cette invention lui sont données, d’avoir à inventer la réalité des objets. Winnicott, de cette façon, lève la confusion instaurée par Freud entre conditions du sens et sens, entre « être » et « soi ». – Winnicott écrit, dans Jeu et Réalité, à la fin du chapitre intitulé « La créativité et ses origines » : « Après être – faire et accepter qu’on agisse sur vous. Mais d’abord être ».
Dans De Freud à Kafka, j’ai appelé « être » le socle du moi, cette instance paradoxale, ouverte et close, marquée au sceau du refoulement originaire. Sur cette base, la métapsychologie élaborée par Freud est pertinente et les faits du monde peuvent prendre sens. Mais si les figures de la psychopathologie – hystérie comprise – sont liées, comme je propose de l’admettre, à un défaut du refoulement originaire, alors l’ensemble axiomatique de la psychanalyse mérite d’être établi sur des bases mieux à même de rendre compte des phénomènes qui ont cours dans les parages de l’origine. En d’autres termes, elle « requiert » un nouveau paradigme…


***

* Philippe Réfabert, psychanalyste, est notamment l’auteur de De Freud à Kafka, Calmann-Lévy, Paris, 2001.

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