vendredi 16 mai 2008

De la psychose normale ou encore de l’aptitude au transfert inversé (2)

Copyright Patrick Jelin

Philippe Réfabert*


Tout découvreur est nécessairement aveugle à l’une, au moins, des dimensions de sa découverte ; cette cécité en est peut-être même la condition de possibilité. – Freud n’échappe pas à la règle, qui invente son domaine en excluant de son champ un événement, la naissance proprement dite du sujet, exclusion qui ne manquera de faire un retour à répétition – c’est la règle – dans le développement de la psychanalyse et de ses Institutions.

… il se prend pour celui à qui ce sentiment négatif est adressé, au lieu de s’en faire le véhicule. Il se prend pour l’objet au lieu de se voir sujet par délégation, par transfert.
*
Si Freud avait pu se dire, et dire à Ferenczi, qu’il se sentait convoqué sur une scène où quelqu’un éprouvait de la haine pour quelqu’un, son analysant aurait pu lui répondre :
— Je haïssais ma mère quand elle me disait que j’étais son meurtrier.

Freud alors, aurait pu lui suggérer :

— « Votre mère ne peut pas tout-à-la-fois être votre mère et vous dire cela. Quand elle vous le dit, elle se défausse de sa fonction maternelle et vous rend fou.

— Je ne peux tout de même pas le lui dire.

— Sans doute, mais vous l’honorerez quand vous lui ref
userez cette démission éthique. Vous lui ferez honneur quand vous la rappellerez au fait qu’elle a à répondre du fait qu’elle vous a conçu à partir de rien. »
Eut-il tenu ce discours à Ferenczi, Freud eut été fidèle à l’enseignement du midrach [commentaire rabbinique] – enseignement qui m’a été transmis par M. A. Ouaknin –, où est commenté un verset du Décalogue, généralement traduit par la formule « Tu honoreras tes parents ». Ce midrach met en valeur le fait que la racine du mot hébraïque rendu par « honoreras » est celle d
u verbe « peser » et qu’il faut lire : « Tes parents, tu leur donneras leur juste poids ».

Phrase que Freud eut encore pu développer en disant à Ferenczi : « Tu leur donneras la possibilité de se voir tels qu’ils ont été, tels que leur destin leur a donné d’être, et tels surtout qu’ils se sont imposés à toi, tels qu’ils se sont posés, devant toi, sur toi, après avoir transféré en toi ce dont ils ne voulaient pas se reconnaître les porteurs ». Quand Freud s’abstient de créer les conditions où tenir un tel discours, il suscite des sentiments négatifs chez son analysant placé, derechef, dans une situation semblable à celle de son enfance.
*
L’analyste donne à l’enfant la possibilité de se retourner sur son parent, de l’honorer, de lui donner son juste poids, de le voir tel que la réalité l’a fait. Cela n’est possible que si l’analyste est disposé à se laisser interpeller par son analysant sur d’éventuels tiroirs secrets qu’il n’a pas ouverts. Mais surtout, l’analyste, averti de la propension de l’enfant à avaler ce que le parent ne veut pas reconnaître, s’évertuera à déceler les signes que l’analysant émet et qui appellent une interprétation. Un tel analysant, quand il a un reproche à faire à son analyste, se fait un reproche à lui-même – ou a un accident. Et cela, faute de pouvoir ressentir l’hostilité et la traduire.
La confiance de l’analysant et, partant, la valeur du transfert, positif ou négatif, se gagne dès les premières séances. Voire la première. Dans les premiers entretiens, j’en suis venu à désigner les défaillances éthiques que je repère da
ns la lignée. Et à les indiquer. Je remarque à l’occasion celle de tel ou tel ancêtre ; comment tel ou tel parent se dérobe à sa fonction symbolique. Je mets le doigt inlassablement sur les entorses symboliques dont l’analysant se fait le témoin et se fait encore le complice.
*
La position éthique est celle que le parent adopte quand il donne à l’enfant le temps, quand il donne à l’enfant les conditions de temps et donc d’espace, des conditions qui ne sont pas données universellement à la naissance mais transmises, avec ce que toute transmission a d’aléatoire. L’éthique du parent se définit comme cet ensemble de dispositions – rythmiques d’abord – qui portent le parent à « prendre sur soi la séparation ».
Un ensemble qui se laisse subsumer sous cet axiome que Freud énonce implicitement dans « La Négation » (1925) : est parent celui qui prend le mauvais sur lui. Est mère, celle qui prend le « mauvais » sur elle. Un « mauvais » dans lequel il faut ranger douleur, discontinuité, étranger, mort, « ce qui est à l’origine étranger au Moi » selon les termes de Freud, et qui est, en dernièr
e analyse, un des modes de l’irréversibilité du temps.
Dans tous ces attributs, il faut lire des modes du « symbolique » c’est-à-dire les rejetons de ce qui est primordialement refoulé chez l’homme et qui est l’objet du don maternel, soit le refoulement originaire qui vaut inscription de la trace de la mort. Ce contre-investissement primaire que Freud a posé logiquement – et par nécessité théorique – est ce don « maternel » qui donne
le temps en créant son irréversibilité.
Mais ce don peut ne pas être fait, peut être retiré comme le fait la mère de Ferenczi quand elle accuse son fils d’être son meurtrier, accusation reprise « naturellement » par cette patiente que Ferenczi a suscitée à la place de l’analyste – qui n’avait pas occupé, en l’occurrence, la fonction d’interprète.
*
Copyright Patrick Jelin

J’ai longtemps eu un analysant-analyste. Je veux dire qu’à chaque cycle de ma vie d’analyste un analysant se trouvait m’embarrasser, m’interpeller, parfois me mettre à la question. Soit il interrompait l’analyse soit il devenait analyste. Et cela, jusqu’à ce qu’une analysante – qui aura été jusqu’à ce jour mon dernier analyste –, insiste pour me voir sortir de la prison où je m’étais replié depuis que je m’étais accusé d’avoir commis un manquement grave à mes yeux : je m’étais endormi alors qu’elle témoignait d’une sortie de crise cruciale pour elle. J’avais fait comme si de rien n’était jusqu’à ce que j’avoue mon « crime ».
Mon crime avoué, la fureur, la détresse, la tristesse de l’analysante empirèrent. L’aveu ne suffisait pas : cet analyste ne devait pas lui filer entre les doigts ; il lui fallait redevenir son analyste. Pendant très longtemps la situation resta sans issue, jusqu’au jour où l’analyste ne put pas faire autrement que reconnaître dans les rêves de cette analysante des éléments discrets, nombreux, précis, d’un drame qui avait marqué le début de sa pratique d’analyste à lui : une grave tentative de suicide de sa première patiente et ce, en pleine séance d’analyse.
Un drame qui avait pesé sur toute sa carrière comme on dit, un drame qui impliquait de très nombreux analystes et des Institutions rivales [de la sienne]. Cette patiente avait sauvé sa peau, l’analyste avait fait comme il avait pu et avait mis un couvercle sur tout ça et surtout sur sa culpabilité. Aucun de ses analystes successifs n’avait mesuré et compris ce que cette catastrophe avait eu de crucial pour lui.
*
C’est une grande douleur pour l’enfant de ne pas pouvoir faire de son parent quelqu’un capable de prendre le mauvais sur lui. C’est une grande douleur de ne pas réussir à faire d’un analyste son analyste. Cela donne un tableau dépressif torpide chez ceux qui deviennent ainsi des sinistrés de la psychanalyse.
Ferenczi perçoit en 1932 que ses réflexions et audaces cliniques le conduisent à une révision théorique. Il le dit à Freud le 21 août 1932 :

« Je suis parvenu dans une passe résolument critique et auto-critique […] qui semble imposer […] des corrections de nos points de vue pratiques et, par endroits, théoriques ».

Ce « par endroits » est dicté par la prudence. Aujourd’hui, après avoir fait à ma façon un chemin parallèle à celui de Ferenczi, je dirais que ce « par endroit-là » n’est rien moins que le point de vue où je me place pour penser. Cette révision réalise un transport de notre attention du refoulement secondaire au refoulement originaire, du complexe d’Œdipe aux conditions d’établissement de la représentation. Là – dans le chaudron de ces premiers temps –, se précipitent les éléments intérieurs et extérieurs qui vont donner naissance au sujet. Ferenczi a « initié » ce transport, cet arrachement au sol que Freud avait défriché et labouré mais en excluant la psychose.
Toutes les figures de la psychopathologie se distribuent autour de cette condition : donner le temps. Accepter de considérer la théorie psychanalytique de ce lieu-là suscite un transport, un déplacement du centre de gravité de la pensée psychanalytique – théorie, théorie de la technique et psychopathologie confondues –, vers le site de l’origine, vers l’originaire, vers les aléas du refoulement originaire. C’est là le formidable écart que le premier couple analyste-analysant nous a légué.
*
Quelques jours après avoir écrit cette lettre, Ferenczi se retourne sur Freud et lui lit – à Vienne, que Freud ne peut pas quitter –, sa communication destinée au colloque de Wiesbaden de septembre 1932 et connue sous le titre « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant ». Au Maître qui lui répète depuis trois ans, depuis le congrès d’Oxford, qu’il fait fausse route, il déclare fermement :
- La technique psychanalytique a régressé depuis que le facteur traumatique, l’origine extérieure, a été négligée et cela a conduit à des explications hâtives en invoquant la « prédisposition » et la « constitution ».
- Mais l’abréaction encouragée activement a trop bien réussi ; le résultat était fugace, et je percevais chez les patients des « pulsions de haine et de colère ».
- J’arrivais à la conviction que les patients perçoivent les tendances, les humeurs de l’analyste même lorsque celui-ci les ignore lui-même. [...] Mais au lieu de contredire l’analyste ils s’identifient à lui.
- D’habitude ils ne se permettent aucune critique à notre égard.

- Nous nous heurtons là à des résistances non négligeables, non celles du patient mais les nôtres.
- Cela nous conduit au problème de savoir jusqu’où a été l’analyse de l’analyste [et à ce constat : « nos patients sont mieux analysés que nous ». [C’est à vous que je parle, ma sœur…]

- Une grande part de la critique refoulée concerne l’hypocrisie professionnelle [or...] admettre une erreur vaut à l’analyste la confiance du patient.
- Avec cette froide réserve c’est la situation d’enfance qui était répétée. [...] et il ne faut pas s’étonner que cette attitude ait le même résultat que le trauma primitif lui-même.
- [Pourtant] la capacité à admettre nos erreurs et à y renoncer[...] nous fait gagner la confiance du patient.

- Nous avons beaucoup trop tendance à persévérer dans certaines constructions théoriques.

- Les patients devinent de manière quasi extra-lucide les pensées et les émotions de l’analyste.
- On n’insistera jamais assez sur l’importance du traumatisme, en particulier sexuel. [...] L’objection qu’il s’agissait de fantasmes de l’enfant lui-même, c’est-à-dire de fantasmes hystériques, perd [...] de sa force [quand on observe la fréquence de ces agressions].
*
A la fin de sa vie, Ferenczi refuse d’endosser la guérison catastrophique de Freud - et celle de Fliess. Son enseignement se résume pour moi à une formule qui pourrait être : tout clivé est un meurtrier en puissance. Ferenczi collige en septembre 1932, neuf mois avant sa mort, le fruit de sa traversée initiatique, de cette traversée où il a mené un rude combat pour que vive celui qu’il aime : l’enfant en lui et, au-delà, celui qu’il aime comme lui-même, l’enfant vivant en Freud. Cet enfant est enfermé dans la prison métapsychologique dont les murs ont été bâtis à la diable.
Des murs où les moellons sont les éléments de la théorie du langage mais liés à la chaux de la théorie de la constitution et au sable grossier du dualisme pulsionnel. Freud est clivé entre un enfant vivant et un gardien sévère. Ce clivage a été renforcé par Fliess qui, lui-même, a subi enfant un meurtre d’âme et s’était, incognito, transporté en Freud.
Ferenczi sauve la psychanalyse. Avant de mourir de son anémie de Biermer il subit la curée des fidèles, « les Biens Nécessaires » de l’époque, Eitingon, Brill, van Ophuijsen et Ernest Jones, le sicaire de la bande. Tous ces fidèles, d’une même voix, trouvent la conférence « scandaleuse » et veulent « absolument l’interdire ». Ferenczi sauve l’œuvre de Freud contre Freud lui-même. Il affronte le vigile armé et la garde rapprochée de ses acolytes pour enlever, réveiller et réchauffer l’enfant toujours vivant en Freud.
*
P. Réfabert, psychanalyste, s’est d’abord attaché à explorer l’histoire de Freud dans la ligne de pensée ouverte par Nicolas Abraham, d’explorer les zones d’ombre de la vie de Freud pour éclairer les ratées de la théorie ou de la pratique du fondateur ; il se consacre désormais à la Théorie des origines.

Aucun commentaire: