lundi 12 mai 2008

De la psychose normale ou encore de l’aptitude au transfert inversé

Copyright Patrick Jelin

Par Philippe Réfabert*

Une des façons les plus innocentes de déconsidérer l’œuvre de Freud est de la tenir pour achevée. Une telle idéalisation trouvant son pendant dans l’attitude des détracteurs de la psychanalyse qui ignorent, ou feignent d’ignorer, que le champ de la psychanalyse s’est enrichi de la pratique et des recherches de quatre générations d’analystes. Tout découvreur est nécessairement aveugle à l’une, au moins, des dimensions de sa découverte ; cette cécité en est peut-être même la condition de possibilité. – Freud n’échappe pas à la règle, qui invente son domaine en excluant de son champ un événement, la naissance proprement dite du sujet, exclusion qui ne manquera de faire un retour à répétition – c’est la règle – dans le développement de la psychanalyse et de ses Institutions. Le texte proposé ici a fait l’objet d’une communication au Colloque de la Criée, organisé à Reims les 14 et 15 mai 2004 sur le thème « Aux limites du sujet ».
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Tenir le contexte maternant pour suffisamment bon, poser le fait que le parent est « naturellement et inconditionnellement bon » comme une donnée universelle est ce geste que fait Freud en 1900 lors de la fondation de ce nouveau champ scientifique qu’est la psychanalyse. Par ce geste inaugural, il exclut le contexte pour faire la « physiologie » de la psychè-soma, pour élaborer une métapsychologie qui est une psycho-somatologie (cf. Métapsychologie, 1915).
« Le sujet répond de lui-même », tel est le principe d’une métapsychologie qui permet à Freud de poser un champ scientifique nouveau. Les variations entre les sujets tiendront alors de la prédisposition et de la constitution. Par ce geste, Freud exclut la naissance du sujet [j’appelle sujet l’entité que forment le Je et le Moi liés ensemble] et le traumatisme de la naissance du sujet, traumatisme que Rank avait confondu avec celle de l’enfant (dans son livre de 1928, Le Traumatisme de la naissance.
Cette catastrophe de la naissance du sujet, catastrophe au sens des mathématiciens, c’est-à-dire cet évènement, cet accident où, dans une fulgurance, se précipite la division du sujet avec son lot de lacunes, de traits de caractère, d’automutilations, cette catastrophe-là, ce big-bang est repoussé hors les murs et, avec elle, la pensée de la maladie normale, qui fait qu’un sujet est capable de souffrir l’autre.
Freud n’entend pas le récit de la naissance du sujet clivé que Ferenczi lui répète à cor et à cri depuis le Congrès psychanalytique international d’Oxford en août 1929. Sous le coup d’un traumatisme, un sujet clivé naît. Un homme, ou une femme, est désormais clivé entre un adulte impavide, insensible et sourcilleux (qui se confond facilement avec la figure du Surmoi) et un enfant interdit de pleurer, de parler, de penser, arrêté dans son évolution. Ferenczi clame que ce temps – que je qualifie de psychotique –, est survenu dans un moment de danger où l’enfant s’est senti menacé, à contre-temps, de perdre l’amour du parent, de perdre l’inconditionnalité du parent et qui, pour conjurer cette perte, a sacrifié une part de lui-même et avalé son tourmenteur. Derrière le titre de mon intervention, il y a l’idée que, dans son analyse, l’analyste aura eu accès, chez lui-même, à l’intelligence du clivage entre un enfant interdit et une sentinelle qui protège cet enfant, tout en lui menant la vie dure et en l’empêchant de sortir. Avoir traversé cette expérience permet à l’analyste de revenir dans ces parages où personne ne séjourne de son plein gré mais, au détour d’un moment dépressif, lui permet de reconnaître qu’avec tel ou tel analysant le gardien qui veille chez l’analyste a encore frappé. Voilà une capacité que Freud a perdue – je ne parle pas de l’homme mais de la théorie qui le représente et que tant d’élèves ont adoptée.
L’inflation du transfert procède d’une conception univoque du transfert, inscrite dans le dualisme de la théorie pulsionnelle et son avatar mythique, le complexe d’Œdipe. Ce système œdipien avec sa double entrée, père-mère, union sexuelle avec lui/avec elle, désir de le tuer/de la tuer, permet de tout expliquer à condition d’introduire dans le système des variables ad hoc que sont la prédisposition et la constitution. Ce système est corollaire de l’exclusion du contexte maternant, du contexte historique et traumatique, à laquelle Freud procède quand il met en œuvre la scientificité de son champ. Ce système encore implique, sous-entend, l’inconditionnalité du parent, cette notion à laquelle je fais allusion plus haut.
Poser cette inconditionnalité comme un donné, comme un a priori, interdit le mouvement de l’analyse vers les limites du sujet. Elle entrave, empêche même, la reprise du procès originaire que le patient revendique en consultant un analyste.
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La scène épistolaire que nous livre la correspondance Freud-Ferenczi est exemplaire à ce titre. Freud, qui dit ce qu’il pense et ne laisse passer aucun signe d’amitié ou d’animosité à son endroit, interpelle Ferenczi et lui parle d’un acte manqué qu’il a relevé et qui témoigne de l’hostilité de son ami. Ferenczi répond le 17 janvier 1930 qu’il en convient, et que cette animosité s’adresse à l’analyste que Freud a été pour lui :
« Ce que j’ai particulièrement regretté, c’est que vous n’ayez pas dans le cours de l’analyse, décelé en moi et conduit à l’abréaction les sentiments et fantasmes négatifs, qui en partie n’étaient que (nur) de l’ordre du transfert (ou : qui en partie étaient transférés par moi [mir au lieu de nur]) ».
Trois jours plus tard, Freud lui fait une réponse qui fait éclater le malentendu. À l’époque, lui dit-il en substance, on était loin de penser que « ces réactions négatives étaient à prévoir dans tous les cas ». Et il se demande « combien de temps cette analyse aurait-elle dû durer avant que ne s’imposent des sentiments hostiles dans leur excellente relation ? » Il suggère à Ferenczi qu’il a sans doute réactivé là un aspect non résolu de son complexe fraternel.
Cette fin de non-recevoir précipite l’analyse de Ferenczi qui va, dans un ultime effort avant de mourir, contester la position de surplomb qui est celle de Freud et ouvrir une perspective de recherche qui se prolonge jusqu’à nous. Un perspective qui conduit à soutenir les conséquences du fait qu’analysant et analyste sont, dans le transfert, logés à la même enseigne.
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Copyright Patrick Jelin

L’analyse mutuelle, ce « pis-aller », comme dit Ferenczi le 3 mars 1932, a surgi pour pallier la catastrophe que réalise le clivage de Freud, son analyste, entre un adulte froid, imperturbable, impavide, distant, un analyste que les névrosés écœurent (« I’m fed up »), et l’enfant, toujours vivant en lui, qui a transmis à Ferenczi une foi inébranlable dans la « psychologie des profondeurs », (Journal Clinique).
Le 8 mars 1932, Ferenczi confie à son journal le découragement qu’il ressent à se voir « sans cesse accusé [par une patiente] d’être un meurtrier ». À cette occasion, il évoque le moment « tragique » de sa propre enfance où sa mère lui dit qu’il la tue. « Cela [cette accusation de « meurtrier » que la patiente lui adresse] fournit l’occasion de pénétrer […] dans [mes] propres infantilismes : moment tragique de l’enfance quand la mère déclare : tu es mon meurtrier », (p. 103).
La mère de Ferenczi semble avoir eu cette attitude, si fréquemment rencontrée en clinique, où l’enfant est placé dans la position de garantir l’existence de son parent au lieu que ce soit l’inverse. De même, le 20 février 32 : Ferenczi, ici, répète dans sa pratique l’attitude qui était la sienne durant son enfance où il tentait désespérément de ne pas s’attirer l’accusation de faire souffrir sa mère. Accusation diabolique parce que l’enfant, s’il n’est pas soutenu par un tiers, le père par exemple et par privilège, n’est pas à même de pouvoir prendre la mesure du piège où il est pris.
Pour le dire en termes métapsychologiques : il n’est pas à même de traduire la sensation de déplaisir dont il est le lieu, c’est-à-dire de revenir sur ce moment psychotique où il souffre l’autre et retrouver, dans ce retour, son espace et son temps à lui.
Pour qu’il puisse rapporter sa sensation au fait qu’il souffre l’autre – et se dire, éventuellement, « je ne peux pas le souffrir » –, il faut à l’enfant un témoin. Mais traduire, las, souvent il n’est pas à même d’avoir conscience d’éprouver un désagrément. Ce déplaisir sans nom est un déplaisir qui insiste mais n’existe pas, et l’enfant ne peut pas en prendre acte. Il n’a d’autre ressource que de prendre sur lui la charge que le parent refuse d’endosser.
L’histoire de l’invention de la psychanalyse est une suite de résolutions catastrophiques qui aboutit, qui conduit Freud à la « guérison sévère » de sa potentialité psychotique – soit de sa capacité à souffrir l’autre. La théorie est l’arme de ce gardien sévère et intolérant qui maintient au secret, en lui, l’enfant qui savait souffrir l’autre.
Freud en 1896, en 1897, en 1898 encore – soit vingt ans auparavant –, multiplie les signes qui démontrent qu’il savait souffrir l’autre, qu’il avait cette capacité de sympathie. Ma conviction est que l’exigence muette de Wilhelm Fliess (quasi analyste de Freud), de voir la catastrophe qu’il porte être avalée par son ami, (mouvement auquel se prête Freud de 93 à 95, où il souffre toutes les maladies dont Fliess se prétend le découvreur), lui est refusée après qu’il a désavoué toute responsabilité dans l’affaire Emma Eckstein.
(Freud, en mars 95, avait confié à Fliess une de ses patientes qui souffrait de maux d’estomac ; Fliess, conformément à sa lubie, l’opère et résèque l’os du cornet moyen de la narine gauche ; quelques jours plus tard la patiente doit être réopérée en urgence, intervention au cours de laquelle elle manque de mourir d’un hémorragie grave ; Fliess qui avait oublié une compresse dans le champ opératoire refusera mordicus toute responsabilité.)
De ce jour, Freud en a gros sur le cœur mais temporise jusqu’en 1900 où, n’en pouvant plus, il vomit Fliess, et le tient désormais pour un fou paranoïaque. Dans ce geste, Freud se guérit de cette disposition psychotique potentielle, de cette maladie normale, qui est une condition de la sympathie analytique, comme « la préoccupation maternelle primaire » décrite par Winnicott dans un article du même nom est une condition de l’être-mère –je veux dire de l’être parent.
Le caractère exclusif du transfert à sens unique, l’inconditionnalité réputée de tout parent, l’exclusion de la « maladie normale » ne font qu’un. À partir de cette guérison catastrophique, Freud est condamné à rester dans le malentendu avec Ferenczi, de son vivant comme après sa mort.
L’inflation du transfert univoque est liée à l’exclusion ab initio du mouvement psychotique chez le premier analyste, exclusion qui s’est précipitée dans une doctrine. Comme le poète, l’analyste est capable de folie mais, à la différence du fou, il prend pour ce voyage un billet aller-retour. Après avoir vomi Fliess, Freud se retrouve brutalement rendu à bon port, guéri. De ce jour, il est sourd et aveugle au transfert inversé et, de ce fait, incapable de dire à Ferenczi quand il décèle en lui un sentiment de haine.
Il y a une scène où quelqu’un éprouve de la haine à l’égard de quelqu’un. Au lieu de cela, Freud dit à Ferenczi : « Vous êtes agressif à mon endroit, et si vous l’êtes, c’est parce que vous n’avez pas résolu votre complexe fraternel ». Il lui dit cela parce qu’il se prend pour celui à qui ce sentiment négatif est adressé, au lieu de s’en faire le véhicule. Il se prend pour l’objet au lieu de se voir sujet par délégation, par transfert…
A suivre…
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* Philippe Réfabert, psychanalyste, fait partie de ceux qui tentent de revenir à la source de la découverte freudienne : d’abord attaché à explorer l’histoire de Freud dans la ligne de pensée ouverte par Nicolas Abraham (1919-1975), d’explorer les zones d’ombre de la vie de Freud pour éclairer les ratés de la théorie ou de la pratique du fondateur, il se consacre désormais à la Théorie des origines.

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