dimanche 30 mars 2008

Traduire Spiegelman (suite)


Copyright Art Spiegelman

Par Pierre Lévy-Soussan* & Richard Zrehen

En 2008, Art Spiegelman décide de republier Breakdowns – album paru en 1977 et depuis longtemps épuisé – augmenté d’une préface et d’une longue postface. La version française de Breakdowns (traduction P. Lévy-Soussan & R. Zrehen, revue par F. Mouly, lettrage A. Boucher) est parue chez Casterman le 13 mars 2008. Un des personnages de Spiegelman a voulu en apprendre plus sur les problèmes rencontrés par les traducteurs…

… le livre critiqué est celui de Herman Wouk, (auteur d’Ouragan sur le Caine, 1951), Le souffle de la guerre (1971), livre dans lequel la Shoah est longuement évoquée…
DL – Vous ne pensez qu’à ça ?
LT – Non c’est lui !
DL –Un peu facile, non, le coup de la nympho, du psy et du ticket de métro ?
LT – Quand on dit que ça peut rendre parano ! On marchait sur des œufs : interpréter en ne trahissant pas trop, c’est la tâche de tout traducteur. Compliquée, en la circonstance, par la volonté délibérée de l’auteur : entasser autant d’éléments signifiants que possible dans le peu d’espace disponible, dans les bulles ou dans les cases.
Au-delà de la langue, il faut être sensible aux multiples connotations pour espérer restituer l’univers de l’artiste. Travail particulièrement exigeant : décondensation des phrases surchargées de la langue-source, puis recondensation dans la langue cible (ce que l’anglais dit en 10 mots, le français le dit en 15, environ), sans que dans ce transfert ne soit perdu l’essentiel de la « frappe » de l’auteur dans sa langue (signifiants, scansion, syntaxe).
DL – Vous devriez consulter !
LT – Qui ça ? Wertham, aussi effrayé que le jeune Artie à la lecture de certains comics ? Fredric Wertham, le psychiatre né à Nuremberg et correspondant de Freud (!), à qui les Etats-Unis doivent le Comics Code ? Wertham, l’auteur de « Seduction of the innocent » (1954), dans lequel il s’en prend à la nocivité des comics qu’il tient pour des pousse-au-crime ? Livre qui aura des conséquences immédiates, sur le plan de la censure et des entraves à la vente, avec l’entrée en vigueur du « Comics Code » (octobre 1954). En France, Wertham sera soutenu par la revue de Sartre, Les Temps Modernes, dès 1955…
DL – Enquête assez approfondie pour des amateurs…
LT – Nous ne relèverons pas…
Spiegelman a été influencé par les travaux de Victor Chklovsky (1893-1984), « père» du Formalisme russe et auteur de son manifeste, « L'art comme technique » – non traduit en français. Chklovsky, avec le plus connu Vladimir Propp, est l'ancêtre des sémioticiens, de ceux qui ont abordé l'étude des textes littéraires avec l’hypothèse que les mots et séquences recevaient de leur contexte un surcroît de signification - et qu’en cela résidait leur spécificité, leur « littérarité »...
DL – Pour des amateurs… qui aiment les grands mots !
LT – Non, c’est lui. C’est Chklovsky !
Sa grande idée est que l'art a pour rôle de nous présenter les objets de notre quotidien sous une lumière telle qu'on ne les reconnaît pas du premier coup, et que cela s'obtient par un travail sur la forme ou « dé-formation, dé-familiarisation ».
C’est pour cela que Spiegelman joue sur le temps que l’on passe à voir/lire ses planches : il transforme le temps en espace – l’essence de la BD, selon lui –, la lecture, notre lecture, opère la transformation inverse en prenant du temps, temps d’élaboration propre à chacun.
DL – Une sorte de cure… pour grands malades !
LT – Sort of…
DL – C’est ça, faites les malins ! Mais j’n’en ai pas fini avec vous : pourquoi donc que vous avez saccagé le boulot en ne traduisant pas tout ? La flemme ?
LT – Ouah l’autre ! C’est que ce n’est pas toujours possible. Il n’y a pas que des mots, il y a aussi des figures…
Prenons l’exemple de « Cracking Jokes » : traduire le titre, c’est perdre le dessin-graphie du cerveau et se couper des réseaux à la croisée desquels se tient « King ». Le plus gros syndicat de comics et de journaux est le King Features Synd. Inc fondé par Rube Goldberg, celui des machines ; les journaux, eux, appartiennent à un autre « king », William Randolph Hearst. De plus, King Features est un syndicat créé en 1915 par ce même Hearst, qui, déjà, utilisait la bande dessinée pour « fidéliser » les lecteurs de ses journaux. Sans parler du Roi et de son fou…
Pour le Yiddish, il nous semblait important de préserver les nombreuses expressions qu’Art utilise tout au long de son œuvre – et qui sont aussi un événement en anglais. Et vous voir-entendre vous, ami détective, utiliser des expressions yiddish contribue à donner du schmalz à votre personnage, à lui donner de la branche.
DL – ?? !!
LT – Chez Chandler, le détective privé est régulièrement appelé « Shamus » par les personnages peu recommandables que son singulier métier l’amène à rencontrer… Et « Shamus » est une assez bonne approximation du yiddish « Shamess », le bedeau de la synagogue.
DL – Merci pour la pommade… Mais y’a de quoi se faire bouffer le cerveau par les termites !
LT – Les termites… Bien vu ! L’enseigne ‘anti-termite’ de « Petits signes de passion » fait allusion, ultra codée, à l’essai de Mani Farber « White elephant Art versus Termite Art » où il est question du concept – que Spiegelman juge essentiel – d’Art majeur et d’Art mineur, appliqué aux cinéma.
Distinction centrale pour Spiegelman, et l’on mesure ce qu’a pu représenter pour lui – et pour nous – de voir ses œuvres « d’art Mineur » exposées dans des musées, temples de l’Art « Majeur », lui pour qui la BD est un art Mineur… Majeur.
Dans « Petits signes de Passion » il fait allusion aussi à son mentor Ken Jacobs (présent sur le pot de peinture), qui faisait des films d’avant-garde dont l’un a inspiré le titre : « Little Stabs of Happiness ». Né en 1933, peintre et scénariste, Jacobs est un réalisateur de films expérimentaux explorant la perception et la mémoire…
DL – Ken Jacobs, celui du cours sur le cinéma ?
LT – Celui-là même, qui compare les « minstrels » aux personnages de Disney… Les minstrels (ménestrels) étaient des musiciens, blancs à l’origine, au visage noirci au cirage, (1840), noirs après la guerre de Sécession (1861-1865), interprétant des spectacles musicaux dans lesquels les noirs américains sont stéréotypés.
Al Jolson (1886-1950), est le plus célèbre des minstrels. Comédien et chanteur américain, juif, rendu célébrissime par l’un des premiers films parlants, The Jazz Singer (1927), dans lequel il interprète le fils d’un cantor de synagogue ayant choisi de devenir chanteur de jazz et se présentant le visage noirci au cirage… Encore une fois, l’influence parentale prenait la forme d’une graine qui allait germer peu après.

Copyright Art Spiegelman

Dans la préface, Spiegelman décrit assez suggestivement (« L’histoire d’une notion ») la genèse de Maus. A nouveau cette allusion quasi explicite au film de D. W. Griffiths, The Birth of a Nation (1915), qui célèbre le suprématisme blanc (notamment celui du Ku Klux Klan), tout comme plus tard le IIIe Reich.
DL – Encore l’Histoire, avec et sans majuscule !
LT – Toute l’histoire : celle de ses parents, celle de la bande dessinée – pour laquelle il a une vraie passion. Intéressant, en particulier, est l’hommage qu’il rend à Rodolphe Töpffer (1799-1846), découvert lors d’un voyage en France.
Fils d’un peintre allemand installé à Genève, pionnier de la bande dessinée d’expression française, Töpffer est l’auteur de plusieurs « histoires en images » rassemblées en 1833 sous le titre Histoires en estampes. L’une d’entre elles, Monsieur Vieux Bois, devenue The Adventures of Obadiah Oldbuck, sera le premier comic book publié au USA (1842). Spiegelman le considère comme le premier dessinateur de bandes dessinée au monde. Et Töppfer, tout comme Spiegelman, avait des « problèmes » d’yeux, ce qui l’a empêché de poursuivre dans la voie paternelle…
DL – Vous n’pouvez pas vous en empêcher, hein ? A part ça, de bonnes tranches de rire en cours de traduction ?
LT – Pour sûr, l’ami ! Euh…
Lorsqu’on trouvait « le mot juste » après des heures, parfois des jours dans le pâté. On s’appelait à presque n’importe quelle heure pour se prévenir, avant de buter à sur un autre terme… Lorsqu’on découvrait qu’on s’était sérieusement planté, comme pour « Bottom-up », enseigne présente dans « Petits signes de passion ». Pendant des semaines, nous l’avons rendue par « Bar Topless », vu le contexte, jusqu’au jour où nous découvrons dans l’appareil critique – mais oui ! – de l’édition allemande de Breakdowns (1980) que c’est une expression utilisée pour désigner les bars « gays » ! Une nouvelle traduction s’imposait : ça a donné « Cul-sec ». Autre exemple, « fixed cat » : Spiegelman voulait à la fois faire allusion à Picasso et à la castration ( !). Nous avons opté pour « chat encâstré ».
« La réalité n’est pas un endroit rêvé mais il n’y a nulle part où aller » a été aussi un grand bonheur, et nous aimons beaucoup « Il voulait que je grille pour le gonze qu’il avait refroidi » !
DL – Ça, c’est moi qui le dis !
LT – Vous avez quand même compris que nous avions de la sympathie pour vous…
DL – N’essayez-pas de m’la faire au charme.
LT – … Traduire les jeux de mots de Spiegelman , rien de tel pour des nuits blanches. Mais Comme l'enseignent les Talmidé Hakhamim : « Les épreuves sont envoyées à l'homme pour qu'il s'améliore... »
DL – Et c’est ça que vous appelez traduire ?
LT – Ami détective, quand on parle yiddish, on doit comprendre… Les talmudistes, quoi !
DL – Il était question de m’affranchir, pas de faire étalage de votre science, têtes enflées !
LT – Faites excuse, nous nous sommes laissés emporter… Mais faut bien évoquer le problème qu’on a eu pour préserver l'incroyable condensation de « Pop Art », inscrit sur la statue géante de son père dans la préface. Comment suggérer la double allusion à son père, « Pop » est une abréviation courante aux USA, et au « Pop art » américain, mouvement animé par Warhol, Lichtenstein, Rauschenberg et Johns ?
DL – Oui, comment ? Crachez : j’attends !
LT – En revenant en arrière, à la planche juste avant, en mettant « Pop » dans la bouche d’Artie appelant son père, dans l’espoir que cela s’imprime dans la mémoire immédiate du lecteur – et qu’il puisse faire le rapprochement « Pop Art – Art’s Pop Art ».
DL –… Toujours à faire des vannes !
LT – Pas nous, lui : Spiegelman est un virtuose des mots-valises (lourdement chargées). « As the mind reels », par exemple, fait allusion au bruit de la pellicule, à la bobine qui se dévide de la bobine, à l’action de tourner, de fonctionner etc. Quel soulagement de trouver « Comme l’esprit défile »…
DL – Un dernier aveu ?
LT – Why not ? En cours de recherche sur Jack Woodford (1894-1971), auteur de « Trial and Error » (livre qui a fait scandale à sa parution en 1933 et qui explique crûment comment écrire et se faire publier), « illustré » dans Little Signs of Passion, nous tombons sur une lettre, écrite par Charles Harris Garrigues (1902-1974), qui, lui aussi, a lu Woodford.
Dans cette lettre, Garrigues raconte l’origine de la fascination des adultes pour « Alice aux pays des merveilles » et du malaise des enfants à sa lecture. Malaise que nous retrouvons chez Spiegelman, dans un passage particulièrement terrible de la préface de Breakdowns, où il explique comment l’extraordinaire adaptabilité des enfants leur permet de faire face aux conditions propres de la réalité. Dans Alice, le temps va à l’envers : une Reine, par exemple, crie avant de se piquer le doigt avec une aiguille. L’adulte en est enchanté ; l’enfant, lui, attend toujours l’histoire qui ne vient pas, car Alice n’est qu’une longue suite de « situations étranges» sans narration réelle.
DL – On s’égare, Edgar !
LT – Que non pas, papa – Ouaf ! Ouaf !…
Dans Cracking Jokes, il est question d’un type qui se pique le doigt. Et là, il faut suivre : dans la préface de Breakdowns 2008, il y a une allusion à ce qui va apparaître plus loin dans l’album, qui vient de Breakdowns 1977, antérieur à la préface par conséquent, et qui concerne le passé en tant qu’enfant de Spiegelman… Et comment ne pas souligner que Lewis Carrol, mathématicien-photographe, et Spiegelman ont un rapport, diamétralement opposé, à la fiction ?
DL – Un petit dernier pour la route ?
LT – On pourrait parler de vous : du jeu de mot explicitement très anal de votre nom [Duke Letroud est notre traduction de Ace Hole] ; de la possible allusion au film de Billy Wilder, « Ace in a hole » (1951) avec Kirk Douglas, « Le gouffre aux chimères »…
Cela nous donnerait le mot de la fin : toutes ces fantaisies ne sont peut-être que des chimères de papier.
DL – Vous pouvez cracher vos sources ?
LT – Nous ne tenons pas à révéler l’identité de nos informateurs( !). Mais certains sont déjà sortis de l’ombre : le photographe et (sérieux) amateur de jazz, Jacques Bisceglia, un précurseur, qui a publié (avec Sylvie Brod) UNDERGROUND USA, la bande dessinée de la contestation, Editions CORPS 9, en 1986, et Spiegelman lui-même, dans COMIXS ESSAYS GRAPHICS AND SCRAPS, publié par LA CENTRALE DEL ARTE 1999, jamais traduit. Il y en a d’autres, en anglais, mais faudra les trouver vous-même.

Duke : Je crois que vous m’avez saoulé. Bon vent.

* Pierre Lévy-Soussan, psychiatre, psychanalyste, enseignant à l’université Paris VII, a publié L’éloge du secret (Hachette littérature, 2006).

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