mardi 25 mars 2008

Traduire Spiegelman

Par Pierre Lévy-Soussan* & Richard Zrehen

En 1977, Art Spiegelman, le futur auteur de Maus (1987, Flammarion), publie Breakdowns, album déroutant, resté inédit en français. 30 ans après, Spiegelman décide de republier cet album depuis longtemps épuisé, augmenté d’une sorte de préface, 20 pages dessinées pour l’occasion, et d’une longue postface. La version française de Breakdowns (traduction Pierre Lévy-Soussan & Richard Zrehen, revue par Françoise Mouly, lettrage Amandine Boucher) est parue chez Casterman le 13 mars 2008, à l’occasion du Salon du livre – 8 mois avant l’édition américaine. Un des personnages de Spiegelman, un fouineur professionnel, a voulu en apprendre plus sur les problèmes rencontrés par les traducteurs…

Duke Letroud (aka Ace-Hole, midget-detective) – Vous voilà coincés comme des Maus, va falloir vous déballonner, vous allonger, vous mettre à table, manger le morceau, cracher des noms, des sous-entendus, tout déballer…
Les Tra-Dukes – Pas kès.

DL – Et si je mets mon flingue dans la balance ?

LT – … Ça change notablement les choses… On va peut-être pouvoir s’entendre... D’ailleurs c’était notre problème au départ : s’entendre.

DL – Tous les deux ?

LT – Non, tous les cinq ! Art Spiegelman, Françoise Mouly, Breakdowns et nous.

DL – ??!! Remplissez-moi les cases que je voie le tableau !

LT – Fallait voir comment il s’exprimait, c’t’artiste à la redresse, genre allusif plutôt marle.
DL – Ca va durer longtemps cette jactance façon Ange Bastiani imitant Auguste Le Breton ?
LT – Y’a pas d’offense : il nous aura contaminés… Spiegelman joue avec les styles, sur le plan graphique, textuel ou langagier, parce qu’il ne veut pas se laisser enfermer dans une identité, ne veut pas être facilement reconnaissable. Comme si ce qui avait été « vivant » pour lui, une fois exploité, devenait inerte – et peut-être menaçant. Il se réinvente à chaque coup : pas de vraie continuité graphique entre ses comics underground (les 7 numéros de Arcade, Lazy on Silver Screen…), Breakdowns (le premier, celui de 1977), la revue RAW (11 volumes de 1980 à 1991), et Maus (le second, de 1986). C’est déjà un grand point de différence avec ses complices de l’underground qui n’ont pas changé leur graphisme depuis 30 ans ! Crumbs, par exemple !
Spiegelman recherche et expérimente sans cesse : quelle distance du très « Art déco » Don’t Get Around Much Anymore à Hell Planet (Planète Enfer) ! Quel choc, quand le lecteur de la présente édition de Breakdowns va découvrir les trois planches de MAUS, les premières de 1972, celles qui ont donné les 300 pages du MAUS que tout le monde connaît 14 ans après; elles n’ont pas grand chose à voir les unes avec les autres…
DL – Comment un tel « Frimeur azimuté » pouvait-il avoir des copains dans la BD en général et dans l’underground en particulier ?

LT – Il en avait, il s’est brouillé avec certains et ils sont presque tous présents dans Breakdowns 2008, ses copains et ses
inspirateurs. Rencontre historique avec le premiers maîtres de la BD, le Suisse Töpffer, les machines de Rube Golberg (qui, comme Spiegelman, a reçu un prix Pulitzer), catalytique avec Ken Jacobs, psychédélique avec Robert Crumbs, le « Pape » de l’underground au début des 60’s, initiatique avec Justin Green, l’un des premiers à mettre ses névroses familiales en BD.
Plus discrètement, Spiegelman fait allusion à Kim Deich avec l’abat-jour de la petite souris de Maus, à Zippy Pinhead, héros de Bill Griffith, dans Cracking Jokes ou sur le mur des toilettes du Real Dream ; certains mini personnages du MAD de Kurztman se retrouvent sur le billet d’Un dollar dans Duke Letroud – Harvey Kurztman, le thérapeute de sa claustrophobie infantile.

DL – Plaît-il ?

LT – Il faut lire la longue préface. L’e
nfance de Spiegelman a été marquée par un contexte familial pour le moins… complexe…
DL – Yep, c’est du lourd.

LT – Du très lourd et qui laisse des traces: jamais de fenêtre transparente chez Spiegelman ; toutes les fenêtres sont opaques ou noircies.

DL – Et c’est grave, Docteurs ?

LT – Non : le dessin est du bon côté !
DL – N’essayez pas de me ré-embobiner !

LT – Personne n’y songe, ami détective… C’est l’un des styles utilisés par Spiegelman, sa façon de rendre hommage à un genre qu’il adore, polars de BD, Dick Tracy, présence ombrée dans Spiegelman à New-York cases 7 et 12, chapitre 3 de Duke Letroud – hum ! hum ! – puis, au dernier chapitre, Chester Gould (extrait du 1er épisode de Dick Tracy) ; romans « noirs », chapitre 1 « Le petit sommeil », clin d’œil à Raymond Chandler, chapitre 4 de Duke Letroud – hum ! hum ! « Les nains n’ont pas de chevaux », allusion à 2 romans d’Horace Mac Coy ; « Les linceuls n’ont pas de poches » et « On achève bien les chevaux »… La dernière planche de Duke Letroud, encore, où il est question d’une Velda – prénom de la jolie secrétaire de Mike Hammer, le héros de Mickey Spillane.
Les films « noirs » ne sont pas oubliés : toujours dans Duke Letroud, il y a une reproduction d’une vue du Faucon maltais de Hammett-Huston (1941)…

DL – Soyez plus précis, sinon, je ne vais
pas vous louper. LT – Du calme, ami détective… Tout d’abord du côté de l’Intro-duke, dans la partie où Spiegelman ne nous fait pas rire, où il dit éprouver les plus grandes difficultés à faire de la fiction – et Breakdowns est furieusement autobiographique. On se retrouve dans une vraie Série noire, hôtel louche à Hambourg, guerre froide, attentats terroristes, pays au lourd passé.
DL – Moi, je dis que vous êtes en pleine science fiction !

LT – Patience. Il y a plusieurs couches d’interprétation dans Breakdowns, comme dans tout rêve qui se respecte. Et les BD de Spiegelman sont autant de dénégations du hasard. Les traduire peut rendre paranoïaque (!) : tout a un sens. Surdétermination, comme disaient Lacan et Althusser...

DL – La grosse artillerie, si j’ose dire. Ah ! Ah ! Ah ! Exemple ?
LT – Première couche : une histoire policière. Un homme traqué, en pleine middle-life crisis, se demande s’il ne va pas risquer sa vie pour voir sa maîtresse, alors que sa femme rapplique avec un couteau pour lui régler son affaire.
L’affaire se corse lorsque la femme est vêtue d’une burka et que l’histoire s’interrompt pour laisser place à une autre où il est question, plus directement, de la difficulté qu’éprouve Spiegelman à écrire de la fiction.
Deuxième niveau : dessiner/écrire permet de sauver sa peau.

DL – Jusqu’ici, ça se tient. Et après ?
LT – On arrive ensuite à la troisième couche, où il faut creuser un peu.

DL – Ca me connaît.

LT – Il est soudainement question d’un Carlos, d’un
e Leni et d’un DVD, Triomphe de la volonté.
DL – ??

LT – Dans ce contexte narratif on peut se demander s’il n’y a pas là une autre mise en abîme : le Carlos de l’histoire serait lllich Ramírez Sánchez dit Carlos ou encore le Chacal, « le plus grand terroriste de tous les temps » selon Robert Ludlum – condamné à la réclusion à perpétuité par la justice française en 1996. Sa maîtresse serait, elle aussi, une nostalgique des années très noires. Carlos et Leni, pervers et monstrueux, « viennent ensemble » en regardant Triumph of the Will (Triumph des Willens), film de propagande nazi commissionné par Hitler et réalisé par Leni Riefenstahl (1935) à partir d’enregistrements réalisés au cours du congrès du Parti Nazi à Nuremberg en 1934. Carlos avec Leni : le triomphe de la fiction grâce à l’étayage sur du réel.
DL – Y’a une quatrième couche ?

LT – Yep : où sont présents le plaisir paranoïaque du dévoilement de secrets enfouis à notre intention et un plaisir plus complexe, lié à l’impression d’en savoir plus sur l’origine de la création artistique, ses méandres et ses gouffres.

DL – En Version sous-titrée ?

LT – C’était sous nos yeux depuis le départ, Breakdowns : dépressions, mais aussi déconstructions. Effondrements et tentatives de liaison des affects bouleversés…

Copyright Casterman

Au foyer de l’œuvre, l’histoire cataclysmique de Spiegelman depuis sa plus « tendre » enfance. C’est comme pour Semprun, mais à la deuxième génération : « Faire de la BD ou la vie », il l’explique très bien dans sa préface. D’où l’impression que l’on a souvent de retrouver (1) une thématique propre à ses « Breakdowns », où il figure des ivrognes, des dépressifs, dans « Spiegelman déménage à New York » , « Un jour dans le circuit », « Don’t Get Around Much Anymore » où la dépression est représentée graphiquement avec une précision quasi Durerienne, ou (2) une thématique propre à l’histoire de ses parents, dans Maus ou « Comme l’esprit défile ».
Parfois les deux thématiques se rencontrent comme dans l’étouffante « Planète Enfer ». Mais la veine est toujours autobiographique, avec un travail de déplacement, de symbolisation et de figuration dans le dessin comme dans les textes.

DL – Allons bon ! Il est vraiment torturé, le bonhomme…
LT – C’est rien de le dire !

« Comme l’esprit défile » montre bien le destin graphique d’une simple visite à son père et les dérèglements graphiques et psychiques qui s’ensuivent… Avec toujours, en sous-impression, la vie d’une famille aux ressources limitées : One Life to Live que Spiegelman cite est un Soap Opera écrit par Agnès Nixon, « sponsorisé » par Colgate-Palmolive et diffusé par ABC à partir de 1968 ; OLL met en scène la « diversité ethnique » et socio-économique de Lanview, banlieue de Philadelphie, montrant pour la première fois à la télévision la vie d’une famille juive plutôt modeste, les Siegel.
DL – J’aime les histoires de famille…
LT – Quand elles sont tristes ? Alors, la suite va vous plaire : même dans les œuvres les plus « dépressives » de Spiegelman, la thématique parentale n’est jamais loin.

Dans « Don’t Get Around Much Anymore » (inspiré de « Never No Lament », composition de Duke Ellington, enregistrée avec son grand orchestre en 1940, devenue « Je ne fais plus grand chose » en 1942, quand Robert Russel lui a ajouté des paroles) l’histoire parentale est présente via Melvin Maddocks, cité dans le LIFE lu par le héros. Maddocks est un journaliste, critique littéraire du Christian Science Monitor, et le livre critiqué est celui de Herman Wouk, (auteur d’Ouragan sur le Caine, 1951), Le souffle de la guerre (1971), livre dans lequel la Shoah est longuement évoquée …
DL – Vous ne pensez qu’à ça ?
LT – Non c’est lui !
A suivre

* Pierre Lévy-Soussan, psychiatre, enseignant à l’université Paris VII, a publié L’éloge du secret (Hachette littérature, 2006).

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